jeudi 28 février 2013

Contribution de François Renucci, professeur au lycée Vauvenargues

François Renucci est professeur de Lettres au lycée Vauvenargues d'Aix-en-Provence et grand lecteur de l'Odyssée. Grâce à son impulsion, ses élèves vont faire partie de la chaîne des lecteurs-diseurs du 3 mai. Alain Simon, à l'occasion d'une intervention qu'il a effectuée dans sa classe, a beaucoup apprécié la manière dont il a présenté l'Odyssée à ses élèves. François Renucci a accepté de nous livrer son analyse, que voici :

Deux flèches : le retour du Roi

L’Odyssée, on ne peut pas dire le contraire, c’est d’abord et avant tout l’histoire du « retour d’Ulysse » dans son royaume d’Ithaque. Le premier chant commence sur la décision de Zeus de faire revenir enfin chez lui le dernier des chefs grecs partis à la guerre de Troie (guerre dont il est souvent question dans L’Odyssée). Avant d’être un homme aventureux - cet homme curieux de tout, qui s’attardera notamment chez certaines femmes (Circé, Calypso) - Ulysse est un roi. Il est le roi d’une petite île, Ithaque, et tout le monde l’attend (sa femme Pénélope, son fils Télémaque, son père Laërte, les gens de sa maison qui lui sont restés fidèles et qui, tous, supportent amèrement les comportements des prétendants et des domestiques infidèles). Ulysse est un roi et un chef de guerre : une fois rentré chez lui, il tue, il massacre, il se montre  impitoyable.

Ainsi, les deux premières flèches qu’il tire (XXI, 420 et XXII, 15) sont l’acte majeur de l’histoire. Avec la première, il remporte le concours de tir à l’arc (contre toute attente, puisqu’il est déguisé en mendiant) et tue avec la seconde le chef des prétendants, le plus insolent et insupportable d’entre eux, Antinoos. Fort de l’effet de surprise (les autres prétendants croyant même que le « mendiant » a tué Antinoos par maladresse !) et à partir de ce moment, l’histoire est finie : Ulysse se révèle à tous dans sa vraie identité, il redevient le roi guerrier, armé de son arc extraordinaire (lui seul a été capable de tirer la corde) et il accomplit sa vengeance (annoncée tout au long des vingt-quatre chants) de façon implacable (c’est un bain de sang, augmenté de la pendaison des servantes infidèles et de la mutilation horrible de Mélanthée).

Certes Ulysse est aussi celui qui souffre, qui pleure, qui rêve de revenir sur son île natale, qui perd tous ses compagnons, qui manque plusieurs fois de mourir, qui est plein d’angoisse, qui doit subir des humiliations terribles… Mais celui qui souffre est un roi, et sa vengeance est terrible.

Télémaque : le fils comme le père ?

L’Odyssée, c’est aussi et beaucoup l’histoire d’un fils qui veut et doit ressembler à son père. On appelle « Télémachie » les quatre premiers chants de cette épopée, car ils racontent comment Télémaque va effectuer lui aussi un voyage hors d’Ithaque, contre l’avis des prétendants, vers Pylos et Sparte, pour interroger des anciens de la guerre de Troie, Nestor et Ménélas, sur le sort de son père. Le fils, qui n’a connu ni la guerre ni son père (parti alors qu’il venait de naître), ne sait pas se battre. Il a peur de se confronter aux prétendants et d’en sortir humilié. Heureusement Athéna est là pour l’encourager. Et c’est auprès des anciens combattants que sont Nestor et Ménélas qu’il va faire ses armes, et se faire « reconnaître », physiquement et moralement, comme le fils d’Ulysse. Nestor et Ménélas (et Hélène, l’épouse de Ménélas) lui racontent leurs aventures ; deux rois et une reine, donc, l’informent de ce qu’ils furent, et de ce que son père fut, dans les moments les plus périlleux. Ménélas, notamment, ressemble beaucoup à Ulysse : empêché de rentrer chez lui à cause des Dieux, devant faire un voyage dangereux, mis à l’épreuve face au dieu marin Protée (lié à Poséidon), etc. Ainsi Télémaque sortira grandi de cette expérience, il ne sera plus un petit enfant, des figures paternelles et divines l’auront conduit vers un âge de maturité.

Télémaque prendra sa part de risques – d’ailleurs, à la fin du chant IV, les prétendants l’attendent au retour pour l’assassiner – et c’est avec son père qu’il préparera et accomplira la vengeance.

L’ordre ou le chaos

Pourquoi raconte-t-on si souvent l’histoire d’Agamemnon tué par Egisthe dans L’Odyssée ? C’est même la première histoire à laquelle pense Zeus au début du chant I. Zeus pense que les hommes sont des ingrats : ils accablent les Dieux alors qu’ils sont responsables de leurs débordements et qu’ils n’écoutent pas les avertissements divins. Ainsi d’Egisthe qui n’écouta pas les avertissements portés par Hermès : Egisthe a commis deux crimes, prendre la femme d’Agamemnon en son absence (autre chef grec, le chef des chefs, dirigeant l’expédition contre Troie) puis assassiner Agamemnon à son retour. Egisthe sera ensuite tué par Oreste, le fils d’Agamemnon.

Cette histoire peut sembler servir de contre-modèle à celle d’Ulysse : c’est l’histoire d’un retour raté, mal préparé, le roi Agamemnon ne se sera pas assez méfié, au contraire d’Ulysse qui reviendra masqué (en mendiant) et qui cherchera d’abord à s’assurer de la fidélité de chacun, avant de se dévoiler et de reprendre sa place. En effet, comment peut-on savoir comment l’on sera accueilli après 20 ans d’absence ?

C’est le moment de dire que L’Odyssée contient bien d’autres histoires secondaires, et notamment des épisodes de la guerre de Troie. Et l’art du conteur les lie ensemble par un système d’échos, de contrastes, d’annonces, système qui est un des charmes de l’ouvrage.

Les Dieux dans la guerre froide

Athéna est merveilleuse, elle se démène pour faire réussir Ulysse ; Poséidon est en colère contre Ulysse depuis qu’il a aveuglé son fils Polyphème, le cyclope ; Zeus a-t-il oublié Ulysse ? Les trois dieux principaux, nommés dès le chant I, interviennent constamment dans l’histoire des pauvres mortels, mais c’est bien Athéna qui est le personnage le plus important. Elle est certainement amoureuse d’Ulysse ! Elle convainc Zeus de se souvenir du malheureux Ulysse, elle se métamorphose tout le temps, elle envoie des fantômes, elle soutient Télémaque et Pénélope, elle prend la parole, elle affrète un bateau et elle suspend même le temps… La figure de Poséidon est moins forte, c’est d’ailleurs durant son absence, au début du chant I, que Zeus prend la décision irrévocable de faire revenir Ulysse chez lui.

Athéna et Poséidon s’opposent donc, mais à distance, indirectement. Les Phéaciens, notamment, en feront les frais, et tous les compagnons d’Ulysse.

De l’hospitalité

Les voyages - d’Ulysse ou de Télémaque - sont toujours périlleux : l’autre que l’on rencontre sera-t-il hospitalier ou non ?

Chez les Phéaciens, Ulysse raconte ses aventures depuis son départ de Troie jusqu’à son arrivée chez Calypso (où il passera sept ans, tout de même). Quand nous évoquons  L’Odyssée, ce sont de ces aventures-là que nous parlons d’abord et qui sont passées dans notre mémoire collective (pas besoin d’avoir lu l’ouvrage pour les connaître) :12 rencontres souvent très dangereuses – les Cicones, les Lotophages, les Cyclopes, les Sirènes, Charybde et Scylla, les Lestrygons, les bœufs de l’île du Soleil – ou utiles – chez Eole par deux fois, chez Circé par deux fois aussi, aux Enfers. Et 5 tempêtes. Le tout raconté en quatre chants (chants IX à XII). Ces rencontres-là mettent souvent en scène l’absence d’hospitalité, valeur fondamentale. En effet l’étranger doit être accueilli (nourri, logé) avant même qu’on lui  demande son identité. Ainsi font les hommes, ce qui les distingue des brutes sauvages. Et puis, on ne sait jamais, l’étranger peut être un dieu déguisé, et alors malheur à l’hôte qui ne l’aura pas bien accueilli…

Il est frappant de penser que L’Odyssée est souvent « réduite » dans notre esprit à ces aventures terribles, qui n’occupent en fait qu’un sixième du total (4 chants sur 24). En fait, L’Odyssée se déroule très majoritairement à Ithaque… (notamment dans les premiers chants de la « Télémachie », et tout le temps entre les chants XIII et XXIV).

Mais les épisodes qui se déroulent dans l’île du roi Ulysse forment eux aussi une odyssée, un voyage périlleux mais un voyage chez soi, puisque le « chez soi » est devenu inhospitalier, le palais est envahi par des prétendants aux comportements sauvages. Après les errances pour arriver jusqu’à Ithaque, Ulysse doit subir des errances tout aussi dangereuses dans son propre pays et user des même stratagèmes pour faire face à la sauvagerie (changer d’identité, subir sans rien dire, ruser, puis tuer).

Du mensonge et des plaisirs

« Dis-moi la vérité… Je te répondrai en toute franchise », la formule est si souvent répétée qu’elle signale en retour combien la parole peut manquer de sincérité et de vérité… Il y a beaucoup d’action (comme dans un film d’action) dans L’Odyssée mais aussi beaucoup de discussions (un peu comme dans Django unchained, de Quentin Tarantino). Mais ces moments de discussion ne sont pas des moments plats dans la narration. Les personnages se parlent longuement certes, parfois de façon répétitive, mais ils transmettent surtout des émotions et préparent les actions futures : ils se complimentent, argumentent, se disputent, s’insultent, se racontent leurs vies. Les personnages se mentent aussi, parfois pour la bonne cause. La parole est donc un charme et une arme. D’où la nécessité des épreuves et des signes (divins ou humains) pour être sûr des intentions de l’autre en face de soi… D’où parfois aussi un plaisir certain à mentir, pour faire durer le plaisir paradoxal de l’attente (ainsi des retrouvailles entre Ulysse, le fils, et Laërte, le père). Parole et action sont donc intimement liées.

L’une des plus belles parmi ces discussions est elle aussi à la fois action et parole. Elle n’est certes pas offerte en discours direct mais elle prolonge une action qu’Ulysse n’avait pu accomplir depuis vingt ans et dont Télémaque est le fruit : une nuit d’amour avec Pénélope. C’est dans le chant XXIII, le magnifique chant des retrouvailles des deux amoureux : vers 302-305, Pénélope raconte à Ulysse les malheurs qu’elle a subis en son absence (oui, quatre vers, cela paraît un peu court), vers 306-341, Ulysse raconte à Pénélope un résumé des chants IX à XII. Mais ce qui est très beau, ce sont les deux vers (300 et 301) qui introduisent ces doux propos sur l’oreiller :

« Lorsqu’ils eurent joui des plaisirs de l’amour,
ils s’adonnèrent aux plaisirs de la parole. »

L’Odyssée nous comble, qui, parmi toutes ces horreurs et ces angoisses, nous invite à ces multiples plaisirs.

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